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Des conséquences heureuses de la qualification d'aide d'Etat (Septembre 2010)

Des conséquences heureuses de la qualification d'aide d'Etat (Septembre 2010)

Le plus souvent, la qualification d’aide d’Etat au sens de l’article 107 du TFUE[1] (ex-article 87 TCE) est source d’appréhension pour les entreprises. On relève moins fréquemment les conséquences heureuses, en termes pécuniaires, de la qualification d’aide d’Etat.

Trois arrêts rendus le 2 septembre 2010 par la cinquième chambre de la Cour d’appel de Versailles, sur renvoi après cassation, en témoignent : considérant que la taxe sur les ventes directes acquittée par les laboratoires pharmaceutiques, entre 1998 et 2002, s’apparente à une aide d’Etat illicite, la Cour d’appel de Versailles a condamné l’URSSAF à rembourser aux laboratoires Bristol-Myers Squibb, GlaxoSmithKline et Boiron les sommes respectives de 12,35 millions d’euros, 5,75 millions d’euros et 11,2 millions d’euros que chacun avait versées à ce titre.

1- Retour sur la genèse de la taxe sur les ventes directes imposée aux laboratoires pharmaceutiques

Trois types d’opérateurs se partagent, en France, le marché de la distribution pharmaceutique : les laboratoires pharmaceutiques (lesquels vendent directement aux pharmacies via leurs unités de production), les dépositaires et les grossistes-répartiteurs, ces derniers étant propriétaires des stocks qu’ils achètent aux laboratoires pharmaceutiques à la différence des dépositaires.

Les pouvoirs publics ayant relevé, en 1997-1998, que la part des ventes directes réalisées auprès des pharmacies par les grossistes-répartiteurs chutait régulièrement au profit de celle des laboratoires pharmaceutiques, une taxe spécifique a été instaurée par l’article 12 de la loi n°97- 1164 du 19 décembre 1997 (codifié sous l’article L.245-6-1 du Code de la sécurité sociale) à la charge des seuls laboratoires pharmaceutiques : « une contribution assise sur le chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France auprès de pharmacies d’officine, des pharmacies mutualistes et des pharmacies de sociétés de secours minières (…) est due par les entreprises assurant l’exploitation d’une ou plusieurs spécialités pharmaceutiques au sens de l’article L.596 du code de la santé publique ».

Le Conseil constitutionnel – devant lequel était soulevée la contrariété de la taxe avec le principe d’égalité devant les charges publiques (les grossistes répartiteurs en étant exemptés) – a admis la validité de la taxe au plan constitutionnel : « il ressort des travaux préparatoires que la taxe critiquée a pour objet non seulement de contribuer au financement de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés, mais également de rééquilibrer les conditions de concurrence entre circuits de distribution des médicaments, au motif que les grossistes-répartiteurs sont soumis à des obligations de service public qui ne s’imposent pas aux laboratoires pharmaceutiques ».

La taxe a été, en conséquence, considérée comme une mesure de « rééquilibrage concurrentiel » pour contrebalancer économiquement la charge des obligations de service public supportée par les seuls grossistes-répartiteurs[2].

Entrée en vigueur le 1er janvier 1998, cette contribution sur les ventes directes s’est appliquée jusqu’à décembre 2002, ayant été supprimée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2003.

Durant cette période, les laboratoires pharmaceutiques ont donc acquitté des millions d’euros au titre de cette taxe (fixée à un taux de 2,50%).

Toutefois, au fil des années, certains arrêts de la CJCE sont venus repréciser les conditions dans lesquelles une mesure étatique pouvait échapper à la qualification d’aide d’Etat, dès lors qu’elle venait compenser les « surcoûts » générés par l’accomplissement des obligations de service public.

Et c’est à la suite des arrêts de la CJCE (Ferring[3], Altmark[4] et Boiron en date du 7 septembre 2006) que la Cour de cassation a censuré les arrêts d’appel qui avaient, jusque-là, débouté les trois laboratoires de leur demande de remboursement.

Il appartenait, dès lors, à la Cour d’appel de renvoi de se prononcer sur la recevabilité des demandes de remboursement des laboratoires et de prononcer, le cas échéant, le montant du remboursement alloué à chacune des sociétés demanderesses.

2- Le raisonnement suivi par la Cour d’appel de Versailles pour retenir la qualification d’aide d’Etat

Dans les trois arrêts, la Cour d’appel de renvoi cherche à caractériser si la taxe litigieuse s’apparente à une aide d’Etat au sens de l’article 92§1 TCE (rénuméroté article 87 TCE puis 107 TFUE) lequel requiert la réunion de quatre critères cumulatifs :

  • La taxe litigieuse doit résulter d’une intervention de l’Etat ou au moyen de ressources d’Etat : en l’occurrence, la taxe ayant été instituée par la loi n°97-1164 du 19 décembre 1997, « l’élément d’imputabilité à l’Etat est constitué » ;
  • cette intervention doit être susceptible d’affecter les échanges entre Etats membres : cette condition est considérée comme remplie, du fait de la stature des laboratoires pharmaceutiques et grossistes-répartiteurs qui interviennent sur le marché européen des médicaments ;
  • cette intervention doit accorder un avantage à son bénéficiaire : ce qui est le cas en l’espèce selon la Cour, cette taxe conférant aux grossistes-répartiteurs un avantage indirect ;
  • cette intervention doit fausser ou menacer la concurrence : « cette taxe qui s’applique aux laboratoires pharmaceutiques en exonérant les grossistes-répartiteurs a pour effet de placer ces derniers dans une situation financière plus favorable entraînant dès lors une distorsion de concurrence. »

Après avoir considéré que la taxe prescrite à l’ancien L.245-6-1 du Code de la sécurité sociale avait bien les caractéristiques objectives d’une aide d’Etat au sens du Traité, la Cour d’appel de Versailles – en se référant aux arrêts précités de la CJCE (et, en particulier, l’arrêt Altmark) – s’attache à rechercher si néanmoins cette taxe peut échapper à la qualification d’aide d’Etat sur le fondement de la « compensation des obligations de service public » et ce, en raison du fait que :

  • premièrement, les grossistes-répartiteurs ont effectivement été chargés de l’exécution d’obligations de service public et ces obligations ont été clairement définies ;
    Cette condition est remplie, l’article R.5115-13 du Code de Santé Publique qui met à la charge des grossistes-répartiteurs des obligations de service public ayant un contenu précis.
  • deuxièmement, les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation ont été préalablement établis de façon objective et transparente ;
    La Cour d’appel de Versailles retient, à cet égard, que « pendant toute la durée des échanges entre membres du gouvernement, parlementaires et rapporteurs des projets successifs, aucune discussion n’a été engagée aux fins de définir l’étendue de la nouvelle taxation par rapport aux coûts supportés par les grossistes-répartiteurs au titre des obligations de service public mises à leur charge alors pourtant que la contribution envisagée avait justement pour but de compenser de telles dépenses que les laboratoires n’avaient pas à supporter ».
    Dès lors, il apparaît que les paramètres de la compensation n’étaient pas fixés et que la taxe en question a été même, en partie, supprimée, « en raison de l’impossibilité pour le gouvernement comme pour les parlementaires de disposer d’estimations à caractère économique permettant de justifier de la réalité d’une compensation avec les surcoûts liés au respect par les grossistes-répartiteurs de leurs obligations de service public ».
  • troisièmement, la compensation ne dépasse pas ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés pas l’exécution des obligations de service public ;
  • et quatrièmement, le niveau de la compensation nécessaire a été déterminé sur la base d’une analyse des coûts qu’une entreprise moyenne aurait encourus pour exécuter ces obligations en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations.
    S’agissant des troisième et quatrième conditions, la Cour d’appel, se fondant sur deux études (Eurostaf et celle d’un expert comptable), considère qu’il n’est pas établi que les grossistes-répartiteurs ont supporté un surcoût justifiant une quelconque compensation.

 Après examen de la situation au travers de ces deux « filtres » d’analyse successifs, la Cour d’appel de Versailles retient que la taxe imposée aux laboratoires d’analyse « doit s’analyser en une aide d’Etat aux grossistes-répartiteurs dans la mesure où l’avantage qu’ils ont retiré du non-assujettissement à la taxe sur les ventes directes de médicaments a nécessairement excédé les dépenses qu’ils ont éventuellement pu supporter pour l’accomplissement des obligations de service public imposées depuis de très nombreuses années (et bien avant l’instauration de la taxe litigieuse) et qui subsistent encore à ce jour malgré une modeste modification de la réglementation nationale alors que la taxe litigieuse a été supprimée depuis janvier 2003 ».

A aucun moment donc, la taxe sur les ventes directes ne pouvait être considérée comme une compensation justifiée des obligations de service public assumées (avant et après cette taxe) par les grossistes-répartiteurs. Cela suffit donc à qualifier cette taxe d’aide d’Etat causant une distorsion de concurrence au détriment des laboratoires pharmaceutiques, ladite taxe étant de surcroît illégale dans la mesure où elle n’a pas été notifiée préalablement aux autorités de la concurrence en application de l’article 92§1 (article 107 TFUE).  

Dès lors, la sanction qui s’impose logiquement est le remboursement des sommes versées (augmentées des intérêts au taux légal) par les laboratoires pharmaceutiques durant toutes les années où cette taxe devenue illégale rétrospectivement était en vigueur.

Compte tenu des montants à rembourser par l’URSSAF (29,3 millions d’euros !), il est fort probable qu’un pourvoi en cassation soit interjeté à l’encontre de ces trois arrêts…

 


[1] Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne : nouveau nom du Traité CE (TCE) depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009

[2] Aux termes de l’article R.5124-59 du Code de la santé publique, les grossistes-répartiteurs doivent sur leur territoire de répartition (i) disposer d’un assortiment de médicaments comportant au moins les neuf dixièmes des présentations effectivement exploitées en France, (ii) être en mesure de satisfaire à tout moment la consommation de la clientèle habituelle durant au moins deux semaines, de livrer dans les 24 heures suivant la réception de leur commande tout médicament faisant partie de leur assortiment et de livrer tout médicament exploité en France à toute officine qui leur demande.

[3] CJCE Ferring (22 novembre 2001) : « l’article 92 du Traité CE (devenu après modification, article 87 CE) doit être interprété en  ce sens qu’une mesure telle que celle posée à l’article 12 de la loi n°97-1164 du 19 décembre 1997, de financement de la sécurité sociale pour 1998, en ce qu’elle grève uniquement les ventes directes de médicaments réalisées par les laboratoires pharmaceutiques, ne constitue une aide d’Etat aux grossistes-répartiteurs que dans la mesure où l’avantage qu’ils tirent du non-assujettissement à la taxe sur les ventes directes de médicaments excède les surcoûts qu’ils supportent pour l’accomplissement des obligations de service public qui leur sont imposées par la réglementation nationale.»

[4] CJCE, Altmark, affaire C-280/00 (24 juillet 2003) : « (…)  des subventions publiques visant à permettre l’exploitation de services réguliers de transports urbains, suburbains ou régionaux ne tombent pas sous le coup de cette disposition [article 107 TFUE] dans la mesure où de telles subventions sont à considérer comme une compensation représentant la contrepartie des prestations effectuées par les entreprises bénéficiaires pour exécuter des obligations de service public. Aux fins de l’application de ce critère, il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier la réunion des conditions suivantes:

  • premièrement, l’entreprise bénéficiaire a effectivement été chargée de l’exécution d’obligations de service public et ces obligations ont été clairement définies;
  • deuxièmement, les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation ont été préalablement établis de façon objective et transparente;
  • troisièmement, la compensation ne dépasse pas ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l’exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations;
  • quatrièmement, lorsque le choix de l’entreprise à charger de l’exécution d’obligations de service public n’est pas effectué dans le cadre d’une procédure de marché public, le niveau de la compensation nécessaire a été déterminé sur la base d’une analyse des coûts qu’une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée en moyens de transport afin de pouvoir satisfaire aux exigences de service public requises, aurait encourus pour exécuter ces obligations, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations.»
Publié le 20/08/2015