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Echange d'informations et ententes illicites : la position des autorités de concurrence (Août 2009)

Echange d'informations et ententes illicites : la position des autorités de concurrence (Août 2009)

Tout en étant moins préjudiciables pour la concurrence et moins dommageables pour l’économie que les ententes sur les prix ou la répartition des marchés, les échanges d’informations sont susceptibles d’être appréhendés comme des ententes illicites sans être le support technique d’une autre entente et quand bien même les informations échangées ne porteraient pas directement sur les prix.

C’est la solution finalement consacrée par la Cour d’Appel de Paris dans son arrêt de renvoi du 11 mars 2009 mettant fin à la saga « opérateurs de téléphonie mobile » ayant débuté en 2005 : est prononcée la condamnation des trois opérateurs mobiles français (41 millions d’euros pour Orange, 35 millions pour SFR et 16 millions pour Bouygues Telecom) pour avoir échangé régulièrement entre eux des informations dites « stratégiques » sur un marché oligopolistique.

C’est par deux arrêts des 26 septembre et 12 décembre 2006 que la Cour d’Appel de Paris confirme deux décisions du Conseil de la concurrence (désormais Autorité de la concurrence) ayant condamné six palaces parisiens et trois opérateurs de téléphonie mobile pour entente anticoncurrentielle en matière d’échanges d’informations. Ces deux décisions étaient remarquables en ce que les autorités de la concurrence, pour la première fois, sanctionnaient, en vertu de l’article 81.1 du Traité CE (article L.420-1 du Code de commerce français), des échanges d’informations qui ne constituaient pas le support d’une autre entente anticoncurrentielle (entente sur les prix notamment)[1]

Les attendus de ces deux arrêts de la Cour d’Appel de Paris sont les mêmes : « si la transparence entre les acteurs économiques n’est pas susceptible, sur un marché concurrentiel, de restreindre l’autonomie de décision et par suite la concurrence au sens de l’article L.420-1 du Code de commerce[2], il en va autrement sur un marché oligopolistique fortement concentré où l’échange régulier entre les acteurs assurant la totalité de l’offre, selon une périodicité rapprochée et systématique, d’informations précises et non publiques sur le marché est de nature à altérer sensiblement la concurrence dès lors que cette mise en commun régulière et rapprochée d’informations a pour effet de révéler périodiquement à l’ensemble des concurrents les positions sur le marché et les stratégies de chacun d’eux ».

Dans ce cas de figure, les échanges d’informations sont sanctionnés, en eux-mêmes, indépendamment de toute autre entente dont ils pourraient être le support technique.

Toutefois et bien quel ne puisse être remis en cause le fait que les trois opérateurs de téléphonie mobile avaient bel et bien échangé régulièrement des informations précises, confidentielles et stratégiques, la Cour de cassation a, par arrêt du 29 juin 2007, accueilli partiellement le pourvoi des trois opérateurs considérant que la Cour d’Appel de Paris n’avait pas recherché de façon concrète si l’échange régulier des informations en cause avait eu effectivement pour objet ou pour effet de fausser ou restreindre de façon sensible la concurrence sur le marché[3].

Par un arrêt de renvoi du 11 mars 2009, la Cour d’Appel de Paris satisfait à la demande de la Cour de cassation en reprenant méthodiquement la grille d’analyse des autorités de concurrence pour qualifier d’entente illicite l’échange d’informations entre concurrents.

Ainsi les échanges d’informations sont contraires aux dispositions de l’article 81.1 TCE / article L.420-1 du Code de commerce français, lorsqu’ils interviennent (i) sur un marché oligopolistique fermé, (ii) que les informations échangées, selon une périodicité régulière, relèvent du secret des affaires et présentent un caractère sensible et précis et (iii) que les échanges sont de nature à atténuer le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché et à réduire, en conséquence, l’autonomie commerciale des opérateurs.

La grille d’analyse pertinente s’articule donc autour des trois critères suivants :

1-  la structure et le fonctionnement du marché

Ainsi qu’il ressort des attendus des deux arrêts de la Cour d’Appel de Paris de 2006, le marché pertinent pour évaluer la « dangerosité », au plan concurrentiel, de l’échange d’informations est un marché oligopolistique et fermé à l’entrée. Si le marché est partagé entre un grand nombre d’opérateurs (marché atomisé), le fait que l’un des acteurs dispose d’informations et les divulgue à certains de ses concurrents n’est pas de nature à restreindre la concurrence. Dans l’affaire sur la téléphonie mobile, la nature « oligopolistique » du marché a été contestée sans succès. A l’instar du Conseil de la concurrence, la Cour d’Appel de Paris a, dans son arrêt du 11 mars 2009, considéré que le marché de la téléphonie mobile revêtait bien le caractère d’un marché oligopolistique fermé : les opérateurs sur le marché n’étant que trois, les barrières à l’entrée sur le marché de la téléphonie mobile de détail étant très élevées (rareté des fréquences, obligation d’obtenir une licence, importance des coûts fixes liés au déploiement du réseau de téléphonie mobile).

En outre, selon la Cour d’Appel de Paris, les services de téléphonie mobile sont suffisamment homogènes entre eux pour être substituables indépendamment de la différenciation subjective faite par les opérateurs concernant ces services.

2-  la nature des informations échangées

Contribuent à la restriction de concurrence les informations qui réunissent les caractères cumulatifs suivants :

  • les informations échangées « selon une périodicité rapprochée et systématique » faisant l’objet d’une « mise en commun régulière et rapprochée ». Si les échanges d’informations sont seulement ponctuels, ils ne sont pas restrictifs de concurrence dans la mesure où il n’est pas possible d’en déduire que les opérateurs ont, sur la base de ces informations, suffisamment d’éléments pour connaître, anticiper et s’aligner (sur) la politique commerciale de leurs concurrents ;
  • les informations précises et confidentielles (c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de se procurer via une autre source que l’opérateur lui-même) ;
  • Les informations stratégiques : il s’agit d’informations grâce auxquelles les opérateurs ont la possibilité de surveiller l’impact de leur politique commerciale et de celle de leurs concurrents (en l’occurrence, dans l’affaire de la téléphonie mobile, les informations en cause concernaient les chiffres sur les nouveaux abonnements vendus durant le mois écoulé ainsi que le nombre de clients ayant résilié leur abonnement). En revanche, les informations stratégiques n’ont pas à porter sur les prix pour être jugées comme telles.

3-  la réduction de l’autonomie commerciale

 Le critère à retenir pour établir le caractère « nocif » des échanges d’informations tient au fait que ces échanges sont de nature à atténuer ou supprimer l’incertitude sur le caractère prévisible des comportements des concurrents. L’exigence d’autonomie est le paramètre fondamental pour établir et maintenir les conditions de concurrence saine : « s’il est exact que l’exigence d’autonomie n’exclut pas le droit des opérateurs de s’adapter intelligemment au comportement constaté ou à escompter de leurs concurrents, elle s’oppose cependant rigoureusement à toute prise de contact direct ou indirect entre de tels opérateurs ayant pour objet ou pour effet d’aboutir à des conditions de concurrence qui ne correspondraient pas aux conditions normales du marché » (jurisprudence John Deere Ltd).

Est encore plus souvent sanctionnée la pratique de l’échange d’informations en matière de marchés publics ou privés sur appel d’offres sur la base de ce dernier critère de la « réduction de l’autonomie commerciale ». Une récente décision de l’Autorité de concurrence (n°09-D-03 du 21 janvier 2009) vient encore l’affirmer. Comme le motive le l’Autorité de concurrence (ex Conseil de la concurrence) dans plusieurs de ces décisions : « tout échange d’informations préalablement au dépôt des offres est anticoncurrentiel s’il est de nature à diminuer l’incertitude dans laquelle toutes les entreprises doivent se trouver placées, relativement au comportement de leurs concurrents. Cette incertitude est, en effet, la seule contrainte de nature à pousser des opérateurs concurrents à faire le maximum d’efforts en termes de qualité et de prix pour obtenir le marché. A l’inverse, toute limitation de cette incertitude affaiblit la concurrence entre les offreurs et pénalise l’acheteur public, obligé à payer un prix plus élevé que celui qui aurait résulté d’une concurrence non faussée »[4].

 


[1] Il était déjà de jurisprudence bien établie que l’échange d’informations quelle que soit la nature de l’information en cause enfreint l’article 81.1 du Traité CE quand ledit échange constitue le support d’une entente sur les prix ou sur la répartition des parts de marché dont il ne peut être dissocié (CJCE Aalborg, C-204/00 du 7 janvier 2004).

[2] Cette motivation est inspirée de celle retenue dans l’arrêt confirmé par la CJCE (C-7/95) du TPICE « John Deere Ltd » (27/10/1994, T35/92) : « la transparence entre les opérateurs économiques est, sur un marché véritablement concurrentiel, de nature à concourir à l’intensification de la concurrence entre les offreurs dès lors que, dans une telle hypothèse, la circonstance qu’un opérateur économique tienne compte d’informations sur le fonctionnement du marché, dont il dispose grâce au système d’échange d’informations, pour adapter son comportement sur le marché, n’est pas de nature, compte tenu du caractère atomisé de l’offre, à atténuer ou à supprimer, pour les autres opérateurs économiques, toute incertitude quant au caractère prévisible des comportements de ses concurrents ».

[3] Motivation de la Cour de cassation dans son arrêt du 29 juin 2007 : « en se déterminant ainsi, sans rechercher de façon concrète comme elle y était invitée, si l’échange régulier, de 1997 à 2003, d’informations rétrospectives entre les trois entreprises opérant sur le marché, en ce qu’il porterait sur certaines données non publiées par l’ART ou intervenait antérieurement aux publications de cette autorité, avait eu pour objet ou pour effet réel ou potentiel, compte tenu des caractéristiques du marché, de son fonctionnement, de la nature et du niveau d’agrégation des données échangées qui ne distinguaient pas entre forfaits et cartes pré-payées, et de la périodicité des échanges, de permettre à chacun des opérateurs de s’adapter au comportement prévisible de ses concurrents et ainsi de fausser ou de restreindre de façon sensible la concurrence sur le marché concerné, la Cour d’Appel n’a pas légalement justifié sa décision ».

[4] Décisions n°89-D-42 relative à des pratiques d’entente dans le secteur de la production électrique ; n°01-D-17 relative à des pratiques anticoncurrentielles dans les marchés d’électrification dans la région du Havre.

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Publié le 20/08/2015